Un bien pour un mal ?
C’était un charmant petit village, un joli shtetl 2, Anatevka 3. Rav Meïr était le rabbin heureux de cette petite bourgade, de ce charmant petit village. Heureux à plus d’un titre, aujourd’hui. D’abord, il était aimé et respecté de sa population, plus de mille juifs maintenant, à Anatevka. Le village avait grandi, grossi, prospéré. C’était carrément devenu une petite ville. Il avait beaucoup à faire à Anatevka, des Brit 4, des Bar Mitzvah 5, des mariages, des enterrements aussi, bien sûr. Des divorces, aussi. Mais bon. C’était le cours de la vie, n’est-ce pas ?
Rav Meïr était heureux aussi parce que son fils Eliezer était là. Il était revenu de la grande ville où il avait terminé ses études secondaires. Brillamment. Rav Meïr était fier de lui. Eliezer avait passé ses examens de fin d’études 6 avec félicitations du jury. Il allait maintenant choisir un métier et étudier en conséquence. Eliezer ne savait pas ce qu’il voudrait faire, mais il savait qu’il ne voulait pas être rabbin. Bon. Ce n’était pas grave. Tous les fils de rabbin ne sont pas rabbins, n’est-ce pas ? Il avait encore trois autres fils. Il y en aurait bien un pour faire le rabbin, pour prendre la suite de son père… Rav Meïr avait aussi trois filles. Mais bon. Depuis quand les filles pouvaient être rabbines 7? A ce mot, il sourit. Une rabbine ! N’importe quoi !
Heureusement, les modes des grandes villes n’arrivaient pas à Anatevka. Pas encore. Les mouvements libéraux. Que Dieu nous en préserve ! Eux oui, ils disaient que les femmes pouvaient étudier la Torah. Quel horreur ! Des mains de femmes souillées par les menstrues touchant les livres sacrés ! Heureusement qu’en cette fin du XIXème siècle, les traditions étaient encore vivaces et l’héritage des H’assidim 8, nos maîtres, encore vivants dans les coeurs. Les Docteurs, les Mitnagdim 9, qui étaient allés jusqu’à excommunier les H’assidim, s’étaient calmés avec le temps. Maintenant, on entendait de nouvelles théories. Les adeptes de la Haskalah 10 prônaient la modernisation de la vie juive. D’autres parlaient du retour à Sion 11. Sans attendre le Messie 12. Rav Meïr songeait à ce que pouvait être la Terre Promise sans le Messie. Un pays comme un autre. Justement, c’était ce que voulaient ceux-là. Un état juif. Le Retour à Sion. Les Sionistes. Ca ne rimait à rien. Un état juif ! N’importe quoi !
L’important était de prier et de vivre conformément à la Loi de façon à hâter la venue du Messie. Ca, c’était le but de tout juif. Les Goyim 13, eux, ils avaient d’autres problèmes. Ils avaient des mouvement politiques qui voulaient renverser le Tsar. Ils jetaient des bombes. Des Anarchistes. Ils s’appelaient comme ça. Heureusement, ce n’était pas le problème des juifs. Pourtant le bruit courait qu’il y avait de plus en plus de juifs qui avaient rejoint le mouvement anarchiste. Ces juifs ! Toujours à vouloir changer le monde !
Bon. Rav Meïr revint à son fils. Il était maintenant en vacances. Quelques semaines de repos entre ses examens et la future rentrée. La semaine prochaine, Rav Meïr parlerait avec lui pour essayer de voir qu’est-ce qu’il aurait envie de faire. Médecin ? Avocat ? Banquier 14? Pourquoi pas un métier moins traditionnel ? On verra bien. L’important c’était qu’Eliezer aime son métier. Parce que le travail, c’est la majeure partie du temps profane. Bien sûr, d’abord il y a les prières. Mais Eliezer était juste un peu religieux. Pas plus que ça. Ca ne fait rien, se dit Rav Meïr. Chacun apporte sa pierre à l’édifice. A sa façon.
En attendant, Eliezer avait découvert le cheval. Il avait trouvé un cheval dans une ferme voisine et il l’avait loué pour l’été. Chaque jour, le matin, il allait à l’écurie. Car ils avaient maintenant une écurie… Eliezer avait emménagé une partie de la grange pour y abriter le cheval. Son cheval. Qu’est-ce qu’il l’aimait, son cheval ! Rav Meïr ne comprenait pas comment on pouvait aimer ainsi un animal. Il l’appelait par son nom. Rav Meïr n’arrivait jamais à se rappeler le nom du cheval. Pour lui, c’était le cheval. Un cheval. Quelle importance ?
Ca y est. Rav Meïr rangeait encore ses tefillin 15 après la prière du matin quand il vit Eliezer sortir de la maison et se diriger vers l’écurie. Pourvu qu’il ait fait sa prière du matin 16! Bon. Ne l’embêtons pas. Il est grand maintenant. Dix huit ans. Il est responsable de ses actes face à Dieu. Depuis ses treize ans. Alors à dix huit ! Eliezer entrait dans l’écurie. Il allait soigner son cheval. Lui donner à manger, à boire. Le brosser. Rav Meïr pensa qu’Eliezer devait passer plus de temps à la toilette du cheval qu’à sa propre toilette…
Oh ! Eliezer sortit de l’écurie, l’air très préoccupé. Même un peu affolé. Qu’est-ce qu’il y avait ?
- Le cheval est malade.
- Malade ? Comment malade ?
- Il est couché. Il ne bouge pas.
- Ben, il dort encore alors.
- Un cheval, ça se couche pas, même pas pour dormir.
- Ah ?
- Ca dort debout.
- Ah ?
- Et Sultan
(Ah Sultan ! ça y est, c’est son nom)
- Et Sultan, il est couché, il ne bouge pas.
- Mais il respire ?
- A peine.
- Qu’est-ce qu’on peut faire ?
- Je vais aller chercher le vétérinaire.
- D’accord. Vas-y.
Et voilà. Eliezer était parti en courant. Il était vraiment troublé. Même effondré. Rav Meïr ne l’avait jamais vu triste et inquiet comme ça. Ca lui faisait de la peine de le voir si troublé. Que pouvait-il faire ? Ben, son travail de rabbin. Rav Méir remit ses tefillin. Rav Meïr pria : « Béni soit-tu Adonai, Notre Seigneur, Roi du monde, fais que le cheval ne soit pas malade. Fais que ça ne soit pas arrivé. Amen »
A ce moment, une lumière très forte passa entre les nuages et Rav Meïr entendit :
- « D’accord ! »
Il avait entendu « d’accord ». Il l’avait bien entendu ! Une voix grave venue d’en haut. Une voix céleste, en quelque sorte. Rav Meïr eut un petit frisson.
Ca y est. Rav Meïr rangeait ses tefillin après sa prière spéciale quand il vit Eliezer sortir de la maison et se diriger vers l’écurie. Pourvu qu’il ait fait sa prière du matin ! Bon. Ne l’embêtons pas. Il est grand maintenant. Dix huit ans. Il est responsable de ses actes face à Dieu. Depuis ses treize ans. Alors à dix huit ! Eliezer entrait dans l’écurie. Il allait soigner son cheval. Lui donner à manger, à boire. Le brosser. Rav Meïr pensa qu’Eliezer devait passer plus de temps à la toilette du cheval qu’à sa propre toilette…
Rav Meïr attendit impatiemment. Mais rien. Il sortit et se dirigea vers l’écurie. A travers la porte ouverte, il vit Eliezer brosser le cheval. Ca y est ! Il avait encore oublié son nom. Qu’importe ! Sa prière avait été exaucée. Le cheval n’était pas malade. Eliezer n’était pas triste. Encore moins troublé, ni effondré. C’était le principal. Une heure après, il entendit le cheval marcher dans la cour. Eliezer le montait et partait pour sa promenade du matin.
Il allait rejoindre Simon, le fils du voisin, qui accompagnait Eliezer chaque jour. Ils partaient ensemble, chacun sur son cheval. Tiens, c’est peut-être Simon qui a donné le goût du cheval à Eliezer ! Ce n’était pas sûr, parce que le voisin, l’autre jour, se plaignait du nouveau goût de son fils pour les chevaux et en rejetait la faute sur Eliezer. Bon. Chacun a dû en parler à l’autre et s’entraîner mutuellement. Rav Meïr était tranquillisé par le fait qu’Eliezer ne parte pas seul. Son amour des chevaux lui passera à la rentrée. Il faisait confiance à son fils.
Il préparait son exposé sur la parasha 17 du Shabbat 18 prochain quand il entendit des cris dans la cour. Il leva la tête. C’était Simon qui arrivait en galopant. « Eliezer est blessé ! Eliezer est blessé ! » Rav Meïr sortit en courant.
- Que s’est-il passé ?
- Son cheval a trébuché en entrant dans la forêt. Il est tombé et Eliezer a fait une mauvaise chute. Il ne peut pas bouger. Il a trop mal à la jambe. Je crois qu’il s’est cassé la jambe.
- Cassé la jambe ?
- Oui. Je crois.
Ainsi sa prière avait apporté un mal plus grand encore. Qu’est-ce qu’un cheval malade à côté d’une jambe cassée ? La jambe ne se recollerait peut-être pas bien. Eliezer allait rester infirme à vie. Il dit à Simon : « Va chercher de suite le docteur ! » Un petit vertige le prit. Que pouvait-il faire ? Ben, son travail de rabbin. Rav Méir remit encore ses tefillin. Rav Meïr pria : « Béni soit-tu Adonai, Notre Seigneur, Roi du monde, fais que le cheval ne soit pas tombé. Fais que Eliezer ne se soit pas cassé la jambe. Fais que ça ne soit pas arrivé. Amen »
A ce moment, une lumière très forte passa entre les nuages et Rav Meïr entendit :
- « D’accord ! »
Il avait entendu « d’accord ». Il l’avait bien entendu ! Une voix grave venue d’en haut. Une voix céleste, en quelque sorte. Rav Meïr eut un petit frisson.
Tranquillisé, il retourna à son exposé. Il l’avait à peine terminé qu’il entendit de nouveau des cris dans la cour. Il leva la tête. C’était Simon qui arrivait en galopant. « Un malheur ! Il est arrivé un grand malheur ! » Rav Meïr sortit en courant.
- Que s’est-il passé ?
- Son cheval avait trébuché en entrant dans la forêt. Il allait tomber mais Eliezer l’a retenu adroitement. Alors, enhardi par cette prouesse, il a lancé son cheval au galop dans la forêt et il s’est cogné à une branche basse. Il est presque décapité. Il est mort ! Eliezer est mort !
- Eliezer est mort ?
- Oui !
- Aïe aïe aïe !
Ainsi sa prière avait apporté un mal plus grand encore. Qu’est-ce qu’une jambe cassée à côté de la mort ? Un grand vertige le prit. Eliezer, son fils, son fils chéri était mort ! Que pouvait-il faire ? Ben, son travail de rabbin. Rav Méir remit encore ses tefillin. Rav Meïr pria : « Béni soit-tu Adonai, Notre Seigneur, Roi du monde, fais que le cheval n’ait pas galopé. Fais que Eliezer ne soit pas mort. Fais qu’Eliezer ne se soit jamais entiché de cheval. Qu’il n’ait jamais fait de cheval. Fais que ça ne soit pas arrivé. Amen »
A ce moment, une lumière très forte passa entre les nuages et Rav Meïr entendit :
-« D’accord ! »
Il avait entendu « d’accord ». Il l’avait bien entendu ! Une voix grave venue d’en haut. Une voix céleste, en quelque sorte. Rav Meïr eut un grand frisson.
Il se retrouva dans sa pièce. Le silence régnait dans la cour. Eliezer ne faisait pas de cheval. Rav Meïr regarda par la fenêtre. Il n’y avait pas d’écurie. Il remercia Dieu du plus profond de son coeur. Ainsi tout cela n’avait jamais existé. Eliezer était parti en ville comme souvent. Comme très souvent. Comme chaque jour, en fait. Il s’était fait des nouveaux amis en ville. Des Goyim. Dieu sait ce qu’ils faisaient tout ce temps. Il entendit des cris dans la cour. Un villageois était dehors, hagard, en sueur. Il revenait de la ville en courant.
- Rav Meïr ! Rav Meïr !
- Oui ! Que se passe-t-il ?
- C’est Eliezer, votre fils !
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Il a fait une bêtise, une grosse bêtise !
- Mais quoi ?
- Il a jeté une bombe sur le gouverneur !
- Quoi ? Comment ?
- Enfin, il a essayé de jeter une bombe sur le gouverneur mais des soldats l’en ont empêché. Il a été arrêté. Il a avoué qu’il était anarchiste. Ils ont découvert que c’était votre fils. Les Cosaques se sont mis en marche. Ils vont galoper vers le village. Ils veulent incendier tout le village. Ils veulent brûler les maisons. Ils veulent vous tuer, Rabbi, vous et tous vos fils. Vos filles ils veulent les tuer aussi, mais ils veulent les violer d’abord. Et votre femme aussi. Sauvez-vous, Rabbi, sauvez-vous !
- Mais où aller ?
Un grand malaise le prit. Eliezer, son fils, son fils chéri était anarchiste ! Il avait fait une grande bêtise ! Toute la famille allait mourir ! Que pouvait-il faire ? Ben, son travail de rabbin. Rav Méir remit encore ses tefillin. Rav Meïr pria : « Béni soit-tu Adonai, Notre Seigneur, Roi du monde, fais qu’Eliezer n’ait pas lancé de bombe sur le gouverneur. Fais qu’il ne se soit jamais laissé entraîner chez les anarchistes. Fais que ça ne soit pas arrivé. Amen ! »
Il ajouta : « Mon Dieu, pourquoi n’ais-je pas accepté ma première épreuve ? Qu’est ce qu’un cheval malade à côté d’une famille décimée ? »
Puis il s’aperçut avec effroi qu’à chaque fois qu’il avait fait infléchir le cours du destin, il était arrivé un malheur encore plus grand. Alors, que se passerait-il si sa prière était encore écoutée ? Un massacre du peuple juif entier ? Des millions de morts ? Une catastrophe 19?
Peut-être mieux valait-il qu’il ne soit pas écouté, alors…
A ce moment, un nuage encore plus sombre passa devant le soleil déjà voilé. Rav Meïr tendit l’oreille. Il attendait la voix céleste disant « d’accord »
Mais rien.
Rien.
On n’entendait rien.
Si. On entendait déjà les galops des chevaux. Les Cosaques. Ils arrivaient.
1 Un rav, c’est un rabbin. Un rabbin, c’est un curé de juifs. Un curé, c’est…
2 Un shtletl, c’est un village juif ou un quartier juif de grande ville en Europe de l’Est vers le XVIIIème et le XIXème siècle.
3 Ne cherchez pas Anatevka dans un Atlas. C’est un shtetl imaginaire issu de Tevie le laitier (un violon sur le toit). Hommage à Shalom Aleikhem.
4 Brit Mila, circoncision des garçons (bien sûr) à l’âge de huit jours.
5 Bar Mitzva, Genre de communion. En fait, c’est la majorité religieuse des garçons à treize ans et un jour. Pour les filles, c’est la Bat Mitzva, à douze ans. Elles sont plus précoces.
6 Correspond au baccalauréat. Mais avant, ça avait de la valeur.
7 En fait, ça existe maintenant chez les libéraux.
8 Mouvement spirituel du XVIIIème siècle en Europe de l’Est. Il prônait la supériorité de la mystique par rapport à l’étude, mettant l'accent sur la célébration, la danse, le chant, la joie, l'affectif, l'enthousiasme et la ferveur, l'amour de Dieu et l'amour du prochain. On peut voir un exemple de danse h’assidique dans Rabbi Jacob (1973 Gérard Oury).
|
|
9 Littéralement, les Adversaires. Mouvement appelé aussi des Docteurs, prônant lui, la supériorité de l’étude.
10 La Haskala, littéralement : « Éducation » est un mouvement de pensée juif du XVIIIe et XIXe siècle, fortement influencé par le mouvement des Lumières. Il se traduit essentiellement par une volonté d'intégration totale des communautés juives ashkénazes dans les sociétés européennes, minimisant leur particularisme culturel et formant une nation homogène avec les peuples indo-européens.
11 Sion est une des collines de Jérusalem. Elle personnifie la Terre Promise.
12 Le Messie est l’envoyé ultime de Dieu pour établir le Royaume de Dieu définitif. Chez lesJuifs, il n’est pas encore venu. Pour les chrétiens, il doit revenir. Il n’a pas fini le boulot.
13 Goyim est le pluriel de Goy. Un Goy est une personne qui n’a pas l’heur (bon ou mal, allez savoir) d’être né juif.
14 L’auteur s’amuse sur les métiers traditionnellement donnés aux juifs par les antisémites.
15 Appelés aussi phylactères. Constitués de deux petits boîtiers cubiques comprenant quatre passages bibliques et rattachés au bras et à la tête par des lanières de cuir.
16 La loi judaïque fait une obligation de prier trois fois par jour : le matin, l'après-midi et le soir (à la tombée de la nuit). Ces prières sont appelées : Cha'harit (prière du matin), Min'ha (prière de l'après-midi) et Arvit ou Maariv (prière du soir).
17 La parasha est le passage de la Bible que l’on lit chaque semaine.
18 Le Shabbat est le jour du repos. Le Dimanche des juifs.
19 Catastrophe : en hébreu, « Shoah ».