Mon père commence à prendre l'odeur. J'ai recouvert son cadavre des pauvres couvertures qu'il avait eues. Mais l'odeur de la mort commence à se faire violente. Dans le baraquement, les odeurs de sueur, de pisse, et bien pire encore sont suffocantes. Mais l'odeur de la mort, l'odeur de la décomposition peut envahir et supplanter toutes les autres odeurs.
Trente six heures qu'il est mort, et je n'arrive pas à déclarer au chef de groupe la mort de mon père. Je ne veux pas qu'il prenne l'autre odeur.
L'autre odeur. La grande Odeur. La Haute Odeur. Celle qui monte vers le ciel. Celle qui sort de la grande cheminée. Celle qui envahit toute la région, toute l'Alsace.
Comme il avait été content, mon père, quand on s'était arrêtés à Stutthof. Tu vois, mon fils, on reste en France ! Pourtant, ce n'était pas vraiment la France. L'Alsace avait été annexée au Reich en 1940. En cette année de malheur 1943, être en Alsace ne signifiait pas être en sécurité.
"Quelle différence, mourir à Stutthof ou à Auschwitz ? hein papa ?". Dans la nuit, je chuchote. "Ca t'avance bien, d'être resté en France, hein papa ? Tu es mort en France ! Quelle bonne nouvelle ! Ton cadavre se décompose en France !" Mais putain, quelle odeur ! Il faut que je fasse quelque chose ! Aïe ! Je ne veux pas qu'il prenne l'autre odeur, la Grande Odeur.
Cette Grande Odeur, elle envahit tout le camp, elle envahit tous les environs. Quand nous sortons en groupe de travail, peu importe où nous allons, elle est toujours présente. Les gars disent que je la transporte avec moi. C'est possible. On a tous pris notre futur odeur. L'odeur des fours crématoires. Les Sonderkommandos puent jusque dans la moelle des os. Ils travaillent à transporter les cadavres de la chambre à gaz au four crématoire. Je vous dis pas les odeurs qu'ils subissent. L'odeur de la chambre à gaz qu'on ouvre. Le Zyklon B qui met un temps interminable à se dissiper. L'odeur des cadavres qu'on empile et qu'on met parfois des jours avant de brûler. Enfin, l'odeur de brûlé des fours, cette odeur de chair humaine brûlée, elle est à nulle autre pareille.
Cette nuit, à deux heures du matin, je vais sortir son corps et je vais l'enterrer derrière le baraquement. Je creuserai la terre avec mes mains, avec mes doigts, avec mes ongles. Je ne l'enterrerai pas trop profond. Je ne pourrai pas. Mais je vais l'enterrer. Il ne finira pas au four crématoire, mon père.
Il ne finira pas dans la Grande Odeur.
On parlera sûrement plus tard des horreurs des camps de concentration, mais est-ce qu'on parlera des odeurs des camps de concentration ?