Mes treize ans approchaient à grand pas. Il faut vous dire que bien que ma famille ne soit pas vraiment religieuse, il était impensable pour mes parents de ne pas suivre certains préceptes. Ah ! J'oubliais de vous dire que ma famille est juive. Nous sommes des Juifs d'Afrique du Nord. Plus exactement des Juifs d'Alger. Des Juifs fantaisistes, d'après les orthodoxes, Marocains pour la plupart.
Alors ! Oui ! Des principes, nous en avions. Par exemple, pas de porc à la maison. Mais au restaurant, qu'elle était bonne, la choucroute ! Et en sortant de l'école, je devais finir mon roulé à la saucisse avant d'entrer dans l'appartement. Et tout le reste à l'avenant. On ne faisait pas Shabbat. Le samedi, nous allions à la plage de la Madrague en été, et à la forêt de Sidi Ferruch en hiver, quand nous étions encore à Alger.
Mais là, j'allais avoir treize ans et nous arrivions à Marseille. L'exil. Ce mot prenait de l'importance à mes oreilles. Nous étions en exil. Les Juifs d'Algérie se débrouillaient comme ils pouvaient pour se reconstruire des communautés. A notre arrivée à Marseille, nous avons habité un F2 meublé en bas de la rue Breteuil, à deux pas de la place de la Bourse.
Les Juifs d'Alger avaient loué un appartement rue Pavillon, à deux pas aussi de cette place de la Bourse, pour y faire une synagogue. Il faut dire que chaque communauté voulait avoir sa synagogue pour y exercer son propre rite. Et les Juifs d'Alger, c'était pas le même rite que les juifs d'Oran ou les Juifs de Constantine, Dieu nous en préserve !
Alors, ce fut forcément là que mes parents m'inscrivirent au Talmud Thora. Ah ! Pardon ! Talmud, c'est l'apprentissage, Thora, c'est la bible. Talmud Thora, c'est l'apprentissage de la bible. Les cours avaient lieu tous les jeudis matin. Ca ne me dérangeait pas. Tous mes copains étaient pris à cette heure là. Ils étaient au catéchisme...
Alors, tous les jeudis matins, j'allais au Talmud Torah, mais je n'ai jamais étudié la bible. Le but de ce cours était d'apprendre phonétiquement la prière en hébreu de la Bar Mitzvah, la communion juive qu'on devait faire à treize ans et un jour. Alors, une Bar Mitzvah, c'est quoi ? C'est la majorité religieuse juive. A partir de treize ans, le Juif doit suivre toutes les obligations de la religion. Alors, comment ça se passe ?
Ca se passe en deux temps.
D'abord, le jour anniversaire de ses treize ans, on fait une fête. Bon. On s'arrange un peu. Nous, les Juifs d'Alger, on bougeait un peu les anniversaires pour les faire coïncider avec un jeudi ou un dimanche. Mais cette fête, c'est juste une fête d'anniversaire plus grande que d'habitude, mais rien de religieux. Le matin, un chocolat chaud avec croissants et brioches pour les petits invités, cousins, amis, voisins.
L'après midi, goûter avec les mamans, parce qu'elles ne travaillent pas. On est en 1963, j'ai oublié de vous dire, et après, le communiant invite ses petits invités au cinéma. Pas un dessin animé de gosse, hein ? Un film de grand. Moi j'ai eu de la chance, on est allés voir un film d'action superbe : La grande évasion, avec Steve McQueen. Génial !
Et le soir, apéritif avec les papas rentrés du travail. Moi, j'avais eu sept invités. Sept invités dont j'avais été le roi, le temps d'une journée, le temps de la fête. Comme ça avait été bien ! Mais la religion, elle, rentre en compte dans un deuxième temps. Le samedi qui suit son anniversaire, le Bar Mitzvah doit monter à la Torah.
Je vous explique encore une fois. Le shabbat, plus exactement le samedi matin, on lit un passage de la Torah, la bible. Et comme ça, en en lisant un peu chaque semaine, on la lit en entier en un an. Et après ? Ben, on recommence. Alors, voilà ce que j'avais étudié. Je devais réciter en hébreu : "Béni sois tu, notre Dieu, roi de l'univers, qui nous a donné la Torah" C'était pas très long, hein, comme prière.
Mais le plus important, c'était le discours. Et oui, je devais faire un discours. Un discours de remerciement à mes parents pour m'avoir bien élevé, et à mes maîtres pour m'avoir bien instruit. J'avoue que mon grand frère m'avait beaucoup aidé à écrire le discours. Sans lui, je ne serais pas arrivé à grand chose.
Bon. Samedi matin. Il faut être à la synagogue à dix heures tapantes. Bien sûr, il y aura mon père et mon frère. Mais mon oncle Edouard, le jeune frère de mon père, veut absolument en être. C'est normal, c'est mon parrain.
Ben, alors, samedi, il est déjà 10h45 et toujours pas d'Edouard. Mais il faut aussi dire qu'on est pas tout à fait prêts non plus nous trois. Ah ! Je ne vous ai pas dit ? Ben, on est toujours en retard dans la famille. Toujours. Toujours.
11h. Rien. 11h15. Edouard arrive. On descend vite s'engouffrer dans sa voiture. Entre temps, on avait déménagé et on habitait à la Blancarde, en bas du Boulevard Chave. 11h45, on trouve enfin une place pour se garer. On part en courant vers la synagogue. Je me répète dans ma tête ma petite prière. Je tâte dans la poche de mon beau costume le papier de mon discours. Moi, je suis prêt !
Mais quand on est arrivés à la porte de la synagogue, les derniers fidèles s'en allaient...
Je ne suis jamais monté à la Torah...
Je n'ai jamais fait ma majorité religieuse...
C'est peut-être pour ça que je suis resté un éternel enfant...et un juif athée...