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le Blog'notes de Charlot du 13

 

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Charlot du 13

 

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Mon portable sonne. Je suis en plein boulot et je ne peux pas répondre. Je regarde quand même le numéro qui s’affiche. "04 91" Marseille. Aïe ! Alors, non seulement, je ne peux pas répondre mais je ne veux pas répondre. Au restaurant, c’est le coup de feu. J’ai dégotté un boulot d’écailleur dans un restaurant de coquillages à Bouzigues, sur l’étang de Thau. C’est la semaine de Noël alors pensez ! Le restau est plein à craquer et il y a au moins dix personnes qui attendent sur le trottoir qu’une table se libère. Ce n’est vraiment pas le moment de s’arrêter de bosser pour téléphoner.

Je verrai cet après midi. Je verrai si j’ai envie de répondre. 04 91. Je n’ai pas reconnu le numéro mais depuis ce temps, douze ans déjà, mes parents ont peut-être déménagé ou alors, c’est mon frère, ou alors c’est ma sœur. Je n’en sais rien. Mais qui peut m’appeler de Marseille à part ma famille ?

Ma famille. Si on peut dire. Ca fait douze ans que je les ai quittés. J’en avais envie depuis longtemps. Toute mon adolescence. J’ai passé mon enfance à me demander "Mais qui suis-je ?" "Qui sont mes parents ?" Il fallait avoir des crêpes sur les yeux pour ne pas voir que je ne ressemblais à aucun d’entre eux. Mon frère était le portrait craché de notre père. Notre père ? Enfin SON père. Ma sœur ressemblait comme deux gouttes d’eau à ma tante, pardon SA tante Mirella, la sœur de SON père.

Dans la famille, on était petits, bruns, le type méditerranéen. Normal, Ils venaient de Calabre. Le sud du sud de l’Italie. Presque le Sicile. Calabrais, le père, 1m65, râblé, maçon, brun, poilu. L’archétype du Calabrais. La mère pareil. Brune, petite, plus fine mais italienne jusqu’au bout de ses ongles cassés de femme de ménage. Dès que j’ai eu ma majorité, le jour de mes dix huit ans, Non. Le lendemain -J’avais peur d’être encore mineur le jour même- j’ai pris mes cliques et mes claques. Oh ! Pas grand chose ! Un sac à dos. Et je suis parti.

Je me suis barré. Barré, moi, le rouquin de 1m85, la peau blanche qui craint le soleil. A l’époque, j’étais bourré de taches de rousseurs. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais elles sont parties toutes seules. Je me sentais moche. Moche et différent. Moche, différent et déplacé. C’est ça. C’est le mot. Déplacé. Je me sentais déplacé dans cette famille de Calabrais. Mais quelle histoire était la mienne ? Qui étais-je ? Combien de fois j’avais eu envie de poser la question aux parents. Mais on ne pose pas ces questions. Pas chez nous, les Calabrais.

Aussi, à dix huit ans et un jour, je n’ai fait que clarifier la situation. Puisque ma famille n’était pas ma famille et que j’étais de parents inconnus, j’allais vivre seul.

Maintenant, à trente ans, je ne regrette pas. Bien sûr, j’ai eu des périodes dures. La rue. Faire la manche. J’ai aussi eu des périodes de sécurité, de formation. Emmaus pendant plusieurs années. Maintenant, je me débrouille bien. Quand on me demande mon métier, je réponds "Saisonnier". Oui. Ecailler, l’hiver, plagiste l’été. Maintenant Maître Nageur. J’ai passé mon diplôme. Et là, je vais m’inscrire aux Glénans. Il y a une école de voile à Sète, là, juste en face de Bouzigues, je commence au printemps.

Seize heures. Je suis chez moi. Allongé sur le canapé je me repose avant la reprise à dix neuf heures. Bon. Je rappelle. C’est mon frère. Avant toute chose, je lui demande comment il a eu mon numéro. Il a fait sa petite enquête en quelques heures. Il a retrouvé Julien, un de mes amis d’enfance qui lui a dit que j’étais resté en relation avec Manu qui avait sûrement mon numéro.

"Enfin, on s’en fout" me dit-il. "Je t’ai appelé pour t’annoncer que papa est mort hier. On l’enterre après-demain. Je ne sais pas où tu es, mais si c’est trop court pour toi, on peut reporter. C’est important que tu sois là."
"Papa est mort ? Mais comment ? Il n’était pas si vieux"
"61 ans. Le cœur. A un an de la retraite. C’est moche, hein ? Mais les maçons, ça ne vit pas très longtemps. Je sais. J’en suis un aussi."
"Ah bon ? tu es aussi maçon ? Comme papa ?"
"Oui. Je travaillais avec papa. On a créé notre petite entreprise. On était indépendants. Ca marche bien. Ca a permis à maman d’arrêter les ménages."
"Ah ? Maman ne travaille plus ?"

Papa, maman. Pendant que je prononce ces mots, je me rends compte que ça me paraît plus naturel qu’avant. Papa. Peut-être parce qu’il est mort. Ou peut-être que tout simplement le temps a passé, a cicatrisé certaine douleurs. A la place de plaies ouvertes, il y a maintenant des cicatrices.

Oui. J’irai. Peu importe qui je suis, ils m’ont élevé pendant dix huit ans. Se sont sacrifiés pour leurs trois enfants. Moi inclus. Comme les autres.

"D’accord. Je serai là demain" J’ai une boule à la gorge. Vais-je commencer à culpabiliser douze ans après ?

Le soir même, j’annonce à mon patron que je dois prendre trois jours. Il fait la gueule. Je lui dit que mon père est mort. Que je vais à l’enterrement. Son regard change. Il me comprend. Il me serre dans ses bras. Me dit qu’il sait ce que c’est. Il a perdu le sien il y a deux ans.

Bon sang ! Je suis rentré dans la confrérie des orphelins !

Le lendemain, je saute dans un TER. Arrivée gare St Charles. Je descends à pied jusqu’à la Canebière. Ca a pas mal changé, Marseille, en douze ans. Le tramway. Le 68. Le seul tramway à l’époque. Maintenant, il y a deux lignes.

Et j’arrive sur Sakakini. La maison. La maison. Je monte les escaliers. Je sonne. Bruits de vois. Bruits de chaises. C’est mon frère qui m’ouvre. Comme il a changé ! Je vois dans son regard un miroir du mien. Je lis dans ses yeux "Comme il a changé !". On s’embrasse. J’entre dans la salle à manger. J’arrive en plein repas. Je tombe dans les bras de maman. Comme elle est vieille. On dirait une Calabraise d’antan, tout en noir. Ma sœur aussi. Elle arrive de Calabre. Elle est retournée vivre dans le village familial. Elle est là avec Antonio, son mari et ses quatre enfants.

Une place vide. Celle de papa. Mais avec une assiette et un couvert. Mon frère me désigne la place.

"On t’attendait. Assied-toi et mange"

Je m’assois. Je n’ose pas. La place du père. C’est un honneur qu’ils me font. On parle de tout et de rien. De papa. De son cœur. Double pontage, déjà. Mais que ce cœur, il a fini par lâcher. Là. Juste avant la retraite. Comme c’est bête.

L’après-midi, je m’allonge dans mon lit. Mon lit. La chambre est restée telle quelle. Deux lits jumeaux. Mon frère et moi. Je me lève pour regarder l’armoire. La partie de mon frère est vide. La mienne est restée telle que je l’ai laissée il y a douze ans. Je me rallonge. Ma mère vient s’asseoir sur le coin de mon lit. Comme quand j’étais petit. Pour me raconter des histoires.

Et elle me raconte une histoire.

Quand elle travaillait comme femme de ménage, jeune, elle avait travaillé chez des étrangers, Allemands ou Hollandais. Elle ne sait pas. Ils étaient très gentils mais avaient deux fils jumeaux de vingt ans. De vrais voyous. Un jour qu’elle était seule avec les deux jumeaux, ils ont commencé à l’embêter. A lui pincer les fesses. A lui toucher la poitrine. Et comme elle n’osait pas crier – elle était si jeune – ils se sont enhardis. ils se sont échauffés. Et ils l’ont violée. Oui. Les deux. Les deux jumeaux. Ils l'ont violée.

Bien sûr, elle n’est jamais retournée travailler dans cette famille. Mais elle n’a pas porté plainte. "A quoi ça aurait servi ? A l’époque, c’était la femme violée qui était la coupable." Aussi, quand elle s’est retrouvée enceinte, elle ne savait pas de qui. De son mari ou des jumeaux allemands.

Et quand je suis né, devant le regard étonné de mon père en découvrant un bébé blond aux reflets roux et à la peau comme un verre de lait, elle est tombée en larmes et lui a tout avoué. Et là, il a été grand. Cet homme d’1m65. Il a été grand. Il a dit : "Peu importe. C’est ton fils. Je l’élèverai comme le mien. C’est notre fils." Elle pleurait en prononçant cette dernière phrase et moi aussi, j’avais les yeux qui me picotaient.

Et maintenant, depuis, je n’en veux plus à personne. Mais j’en veux à une chose : le silence. Maudit soit le silence. Maudits soient les non-dits. Si on m’avait raconté cela à mon enfance, cela aurait évité bien des drames, bien des souffrances. Alors. J’ai deux pères hypothétiques. Deux jumeaux. Allemands ou hollandais. Je fais le compte. Ils doivent avoir cinquante ans maintenant. Je n’ai aucune envie de les connaître. Même avec des analyses ADN, on ne saurait peut-être pas lequel est mon père. D’après ce que j’ai compris, ce sont de vrais jumeaux.

Je m’en fous. Mon vrai père est lui. Mon père. C’est lui qui m’a élevé. Combien pèse un spermatozoïde ? Rien du tout. Lui, il m’a donné 60 kgs d’os, de chair, de muscles en travaillant à la sueur de son front. Jusqu’à faire exploser son cœur. Ce cœur qu’il avait si grand. Si bon.

Oui, ce sont mes parents.

Je suis un Calabrais roux d’1m85.

Mais un vrai Calabrais.